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Chapitre un : La longue route

Les bœufs avançaient lentement, tirant derrière eux la lourde charrette remplie de marchandises. Il n’y avait ni herbe ni détour sur cet immense pont rectiligne qui surplombait le bras de mer, si bien que les bœufs suivaient la route sans rechigner ; Leur guide ne tenait leurs lanières que d’une main et, le dos contre la bâche, semblait tout près à s’endormir.

Kari était sortie de la charrette et marchait à ses côtés, plus pour détendre ses muscles que pour tromper la monotonie du voyage. Une heure plus tard, ils s’étaient arrêtés pour manger un morceau et la jeune fille en avait profité pour regarder au-delà du mur qui longeait le pont. Un paysage magnifique s’étendait à perte de vue ; la mer à l’ouest et les plaines à l’est, s’étendant jusqu’aux gigantesques chaines de montagne qui fermaient l’horizon. Une rivière striait la plaine tel un ruban argenté, parsemé çà et là de petits villages. On les distinguait de loin notamment grâce à leurs grands moulins dont les ailes tournaient lentement, entrainé par le vent qui harcelait sans cesse la grande plaine.

Mais elle ne pouvait espérer les voir de plus près ; Le « Pont Mort » sur lequel ils étaient montés était le seul chemin pour leur destination et il ne déviait jamais de sa trajectoire. Partant de la vieille ville de Van’Di,  il surplombait le bras de mer et continuait inlassablement sa route jusqu’à Van’Dah’Nashiah, la capitale du royaume de Dalindra. Sur ordre du roi Idis, dit le roi-bâtisseur, le pays avait été divisé en dix duchés, chacun dirigé par une ville seigneuriale. Pour rendre plus sûr le voyage entre chacune de ces villes, des ponts gigantesques avaient été construits à travers tout le pays, reliant chacune d’elle à la capitale, situé en leur centre. Enfin, c’est du moins ce que lui avait expliqué Siman, un de leur guide dalindriens qui les avait rejoints en cours de route.

Des dix ponts imaginés par le roi, seuls huit avaient été achevés, les deux autres étant toujours en état de ruines inachevées. Ancienne ville seigneuriale, Van’Di avait été puissante et prospère mais après s’était rebellée contre l’autorité royale il y a environ un siècle, elle avait été totalement décimée. Seules les ruines du château témoignaient encore qu’une des plus grandes cités de Dalindra se fut trouvée là. L’accès au pont avait cependant été préservé, permettant toujours aux marchands venus du sud d’atteindre sans risque la capitale.

Après avoir franchis la frontière du désert du Belgrade et longé les falaises pour éviter la grande Forêt Maudite, ils avaient retrouvés leurs deux guides dalindriens à Di’Va, petite ville de pécheurs devenue autonome depuis que l’autorité de Van’Di s’était éteinte. Ils y avaient alors vendus leurs chevaux pour acheter les bœufs, la charrette et ses marchandises afin de se faire passer pour des marchands et traverser sans peine la ville morte sous le regard nonchalant des gardes dont quelques pièces suffisaient à faire détourner les yeux.

Van’Di avait laissé une horrible impression à Kari. De ville, il n’en restait rien, si ce n’est  des bouts de murs par ci par là. Van’Yan y avait établis son autorité après la chute du seigneur de Van’Di mais même après plus de cent ans, la nouvelle ville ressemblait plus à un campement militaire provisoire qu’à autre chose. Les colonels et leurs lieutenants s’étaient attribué les rares pièces du château possédant encore un toit tandis que leurs subalternes avaient plantés leurs tentes entre les ruines. Marchands et prostitués avaient finis par s’établir mais même leurs tissus chatoyants ne pouvaient redonner un peu de joie à cet endroit sinistre. Kari avait été contente de quitter la ville mais après une dizaine d’heure sur cette route du Pont, elle l’aurait presque regrettée.

Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’ils finirent enfin la traversée du bras de mer et ils passèrent la nuit au chaud dans leur premier village-pilier. C’était la première fois que Kari voyait un de ces fameux villages construit tout autour des gigantesques piliers du pont mais Jian lui en avait déjà beaucoup parlé ; Idis le Bâtisseur avait entamé le projet des ponts, laissant  son petit-fils, Iklas le Juste le soin de l’achever et d’y faire aménager des haltes et des auberges à un jour de marche de distance. Des villages s’étaient ainsi peu à peu établis sur les piliers du Grand Pont, formant parfois de véritables villes tubulaires, qui s’étendaient alors jusqu’au sol.

Cette première halte était apparemment un arrêt classique où deux auberges se partageaient le pilier ; l’une simple et rudimentaire possédait aussi une taverne et pourvoyait en bouillons, bières et foins pour les animaux. L’autre était destinée à une clientèle plus aisée et possédait un abri pour les chevaux et bœufs. Son rez-de-chaussée contenait également un petit magasin procurant vivres et outils de base aux voyageurs. Aux deux entrées du petit village se trouvaient un poste de garde où des soldats étaient censés surveiller les allers et venues des voyageurs.

Kari remarqua cependant que le premier était vide mais Siman n’en fut pas surpris et l’homme émacié d’une trentaine d’année fit entrer la charrette dans la place pour l’arrêter devant la taverne. Jian sauta d’un geste de l’arrière de la charrette, suivit de Marten, portant leurs paquetages, et d’Elody et Diyien, bien emmitouflés dans leur jahan. Les jeunes gens et leur guide rentrèrent dans la taverne tandis que Siman alla louer un box pour leurs bœufs et leurs marchandises.

Le tavernier les accueillit distraitement ; la salle décrépie était bondée  de visiteurs en tout genre. Kari y reconnu des marchands du désert et même des tenmissiens, identifiables à leurs soieries multicolores, leur peau mate et leurs visages abondamment maquillés.

« J’ai plus de chambre », grogna le tavernier quand Jian s’approcha de lui. Le jeune homme hésita puis sortit trois pièces de cuivres et dit à l’aubergiste :

- Une seule chambre suffira si vous nous apportez le repas. »

Le gros homme hésita en regardant les pièces et leur groupe.

« Soit ! Vous z’avez qu’à aller dans le grenier, j’y ferai monter des paillasses. Ma femme va même vous tendre un drap pour préserver vos femmes. Mais ze veux pas d’ennuis compris ?! »

Jian hocha de la tête et lui donna les pièces. Ils montèrent ensuite dans le grenier, qui puait la poussière et le renfermé.

Dès que la femme de l’aubergiste les quitta après leur avoir apporté leurs repas et leurs paillasses, Diyien se leva et décrocha le drap qui coupait le grenier en deux. Il enleva alors sa jahan.

« Décidément je déteste ce pays et je déteste par-dessus tout me faire passer pour une femme ! »

Kari et les deux guides éclatèrent de rire tandis qu’Elody enlevaient elle aussi la longue cape traditionnelle des femmes du Belgrade. Jian cependant se leva pour s’assurer que la porte de la chambre était bien fermée à clé.

« Relax mon vieux, on ne risque rien » dit Diyien tout en engloutissant son repas.

Une maigre petite lanterne les éclairait mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas distinguer la peau sombre, les cheveux blancs, les oreilles pointues et les yeux luisants d’Elody et de Diyien.

Du groupe, les deux guides étaient les plus âgés, Marten n’étant pas loin de la quarantaine mais c’est Jian, âgé seulement de vingt-deux ans, qui avait été désigné pour diriger les opérations. Ce qui faisait d’ailleurs rager Diyien, doté du même âge. Les deux jeunes hommes étant régulièrement en conflit, leurs compagnons avaient appris à laisser passer et mangèrent en silence.

Après avoir négligemment jeté son assiette sur le plateau de l’aubergiste, Diyien se leva pour s’étirer et percuta la poutre basse du toit. Il jura de tous les diables en se massant le crane sous les rires de ses compagnons puis se rassit en maugréant.

« Fichu poutre, maugréa-t-il, je vais avoir une bosse maintenant. »

- Attends, laisse-moi voir, dit Elody en se penchant sur l’arrière de son crâne. Arrête de remuer, je ne vois rien ! 

- Mais tu me fais mal, soit un peu délicate, femme ! » S’indigna le Kuvraks.

Kari remarqua alors Jian ramasser quelque chose à terre, derrière sa sœur.

« Diyien, dit-il d’une voix basse, qu’as-tu fais finalement de ce pendentif que tu voulais garder ? » 

- Hein ? Ben je l’ai laissé chez moi, répondit-il avant d’ajouter plus bas, puisque mon chef m’a ordonné de le laisser la. »

Un battement de cils plus tard et Diyien était plaqué au mur, les pieds à cinq centimètres du sol. Kari avait à peine eu le temps de voir Jian l’empoigner et elle affichait la même attitude ahurie que ses compagnons qui observaient la scène.

« Je ne peux pas t’ordonner de me respecter Diyien mais ne me mens pas, jamais ! » Cracha Jian à l’oreille du Kuvraks.

- Jian, arrête, lâche-le ! S’indigna Elody, qu’est-ce qu’il te prend tout d’un coup ? »

Jian le lâcha et Diyien tomba lourdement à ses pieds. Le jeune homme lui montra ensuite un bout de fil où pendaient une griffe d’or rouge, assortie de petites perles d’argent. Diyien pâlit mais regarda Jian d’un air buté.

« Ce bracelet m’a été offert par mon père, il est la preuve que je suis son fils, un prince de Vere Celadon, je ne peux pas m’en séparer ! Même un emzi devrait le comprendre. »

Jian pâlit à son tour mais répondit :

« Je suis peut-être un emzi mais je n’en reste pas moins ton chef. Tu te targues d’être un prince, moi je ne vois qu’un abruti qui nous met tous en danger par son égoïsme. Un seul indice de ce genre peut nous être fatal s’il tombe en de mauvaises mains et ici, je ne compte que des ennemis qui seraient très heureux de faire bruler vif un prince de Vere Celadon. »

Jian jeta les restes du bijou aux pieds du jeune homme buté avant de se tourner vers les autres et d’ajouter : « allons dormir, demain nous partirons dès l’aube. »

 

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