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 Chapitre quatre : La fin du pont.

Le jour suivant se passa sans encombre jusqu’à ce qu’ils arrivent à la prochaine halte, derrière une dizaine d’autres charrettes de marchands. Après plus d’heure à avancer à vitesse d’escargot, Jian décida de prendre les devants et parti avec Marten réserver une chambre dans l’une des auberges.

Elody les vit revenir trente bonnes minutes plus tard (leur charrette avait alors avancé d’une vingtaine de pas), Marten portant un grand sac sur son épaule.

« Il ne reste aucune chambre, les informa Jian, tout est complet ! Siman, déplace la charrette sur le côté, nous allons devoir dormir à la belle étoile. Nous avons quand même acheté de quoi manger…mais ce sera un repas froid, les soldats refusent qu’on fasse un feu. Marten a aussi acheté du foin pour les animaux. »

Siman attendit que les deux hommes soient remontés dans la charrette pour guider les bœufs vers le côté. Voyant son manège, nombreux sont les marchands qui l’imitèrent, résignés.

« Heureusement que le vent s’est arrêté, constata laconiquement Marten, la nuit va être froide… »

Elle le fut, effectivement. Après avoir avalé leur repas du soir ; viande salée et pain froid, ils s’installèrent tant bien que mal sous la tente, empilant sur eux toutes les couvertures qu’ils possédaient. Elody ne cessa de se retourner sur le sol de bois, sans parvenir à trouver une position plus confortable que l’autre.

Elle se réveilla en sentant le plancher tanguer et se rendit compte que la charrette s’était remise en route. Se levant à la hâte, elle fut rassurée de reconnaitre Siman et Jian à l’avant pour guides les bœufs. Elle les rejoignit en zigzaguant entre les corps endormis de Kari et de Diyien.

« Bien dormi ? lui demanda son frère quand elle se fut assise à côté de lui.

- Aussi bien qu’on puisse dormir dans le vent et le froid. Répondit amèrement Elody, ou est Marten ?

- ‘Partit à pied voir ce qui nous attends devant, lui répondit-il en lui tendant le sac de victuaille.

- Mon âme pour un repas chaud, bouda Elody en mordant avidement dans un petit pain froid et déjà rassit.

- Ça c’est pas pour tout de suite ma belle, répondit Siman, faudrait déjà qu’on arrive à la halte suivante avant la nuit, ce qui n’est pas gagné… »

Elody regarda la route, devenue une longue succession de charrettes, aussi lentes les unes que les autres.

« Si c’est comme hier, nous ne nous arrêterons pas cette nuit, expliqua Jian, nous roulerons de nuit en nous alternant, nous sommes assez nombreux pour ça. C’est pour ça que je vous ai laissé dormir. Il fixa l’horizon avant d’ajouter, si tu as fini de manger alors sors avec moi, j’ai quelque chose à te montrer. 

- Eh, y a plein de gens autour de nous ! fit remarquer nerveusement Siman.

- C’est bon, répondit Jian, elle portera la jahan ; tant qu’on reste ensemble, personne n’osera nous déranger. »

Curieuse, Elody engouffra le reste de son pain et alla chercher sa longue robe blanche qui la voilait des pieds à la tête, la dissimulant des regards indiscrets.

La Jahan est la robe traditionnelle des femmes nomades du désert. Soumises à leur mari jaloux, elles ne peuvent se montrer en public et encore moins se promener seule. Mais si Elody sortait avec Jian, ils formeraient alors aux yeux des voyageurs un couple de nomade à ne pas gêner. Cela faisait plusieurs années que les Kuvraks avaient sympathisé avec ces nomades qui les aidaient à traverser la frontière entre Dalindra et le désert et leurs habits s’étaient montré bien utiles pour voyager sans être reconnu.

Jian amena sa sœur vers le bord ouest du pont. Elle fut d’abord intriguée par l’immense tour qui striait le ciel au bout du pont et mis un moment pour comprendre qu’il s’agissait de Van’Dah’Nashiah, la fameuse capitale du royaume. Elle put alors distinguer trois autres ponts qui en partaient, l’un vers l’est et deux vers l’ouest. Jian suivit son regard et pointa le pont de l’ouest du doigt.

« Le Vieux Pont, allant jusqu’à la cité de Van’Yan. Il ne fut jamais terminé et s’achève devant la forêt maudite. On raconte que le petit peuple de la forêt en a chassé tous les bucherons qui devaient dégager la voie pour la construction du pont. Expliqua-t-il, mais ce n’est pas celui-là que je voulais te montrer. »

Il se tourna vers l’est avant de continuer ses explications.

« Le premier pont je te l’avais déjà montré, c’est celui qui va jusqu’à Shaliah, la cité portuaire. Celui derrière arrive à Gan Vanash, la cité religieuse…et si tu regardes bien tu en verras un troisième encore plus loin. »

Elody plissa les yeux et mit un moment avant de repérer la fine ligne grise qui séparait le paysage pour s’engouffrer dans la forêt. Elle distingua aussi une tache gris clair…

« C’est un lac ? » lui demanda-t-elle.

- Exactement, lui répondit son frère en souriant, le lac de Bâ, donnant son nom à ce duché. Ce pont mène à Van’Gan, la ville natale de notre père. Les Bel’Gan dirige ce duché depuis des générations ; père étant le fils cadet, il s’est voué à l’art militaire et est partit vivre près de son roi mais son frère ainé, notre oncle Andom, dirige toujours la région. J’espère pouvoir un jour y aller avec toi. »

Elody regarda le paysage avec appréhension. Elle n’avait jamais pensé à sa famille humaine…Il était pourtant évident que ses parents aient eu des frères et des sœurs vivant toujours dans ce pays. Elle remarqua que son frère était détendu, souriant, malgré la fatigue et le stresse du voyage. Cela faisait longtemps qu’elle avait compris que son frère était finalement plus heureux à Dalindra, parmi les siens, que dans la cité des Kuvraks… Sans doute ne revenait-il finalement que pour elle…

« Dis Jian, si cette guerre devait se finir, qu’est-ce que tu ferais ? » lui demanda-t-elle.

Son frère regarda l’horizon sans répondre. Elle s’apprêta à reposer sa question quand elle fut interrompue par Marten. 

« Ah vous êtes là vous deux ! Les appela-t-il, nous allons devoir suivre ton idée, Jian, j’ai entendu dire que la halte suivante est déjà archi pleine. J’ai acheté à manger à un marchand ambulant plus loin, j’ai trouvé des couvertures aussi parce qu’on se les est gelé cette nuit ! »

Jian suivit Marten en commentant ses achats, laissant là sa sœur et ses interrogations. Elle regarda encore une fois le paysage mais ne put se résoudre à considérer cet endroit comme « chez-elle ». Elle rattrapa ensuite les deux hommes qui retournaient à la charrette.

Ils voyagèrent donc sans s’arrêter pendant toute la journée, la nuit puis encore la journée suivante, en s’alternant pour garder les rênes.

Elody vit la capitale grossir au fur et à mesure de leur avancée et le jour suivant, elle occupait tout l’horizon, les plongeant dans l’ombre et le froid. Sa silhouette était des plus atypiques : cinq énormes enceintes s’agençaient les unes sur les autres, de plus en plus hautes et de plus en plus étroites. La dernière était surmontée de dômes et de tourelles, laissant deviner la partie la plus fastueuse de la ville. Le pont semblait aboutir à la hauteur de la troisième  enceinte. En regardant plus bas, Elody fut encore plus étonnée de la taille de la ville ; elle s’étendait encore sur des centaines de lieux sur le sol !

Ils arrivèrent devant les portes de la ville en début d’après-midi et durent encore faire la file pour les contrôles. Les soldats étaient nombreux et bien armés, portant tous une armure d’acier et un manteau bleu ; un carandou couronné ornant leur plastron et les drapeaux qui flottaient au-dessus d’eux.

 Arrivés à leur hauteur, elle ne put s’empêcher d’être tendue et se cala bien au fond de la charrette. Les contrôles ne posèrent cependant pas de problème, les soldats étant pressés de faire avancer la file de marchands. Ils traversèrent le pont-levis et Elody risqua un coup d’œil à l’extérieur ; les portes étaient gigantesques, gardées par l’immense statue d’un roi à cheval. Des hommes gisaient à ses pieds et Elody put y reconnaitre des Kuvraks.

Cette statue semblait être, comme cette ville, l’incarnation de cette interminable guerre. La source de leur souffrance, leur haine et de leur désespoir se trouvait derrière ces portes et elle dépassait tout ce qu’Elody pouvait imaginer. Elle qui était partie pleine de force et de volonté, elle se sentait bien petite face à l’immensité de cette ville.

Après un long voyage de près de quatre mois, ils arrivèrent enfin à Van’Dah’Nashiah.

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